Carlotta Gradin, Présidente d’ONU Femmes France, docteure en droit et experte des questions de cyberviolence, revient sur les défis majeurs de l’égalité à l’ère numérique : intensification des violences en ligne, montée des cyberharcèlements, prolifération des deepfakes et persistance des stratégies visant à réduire la parole des femmes.
Comment analysez-vous la montée spectaculaire des violences numériques envers les femmes et les filles, et pourquoi ce phénomène s’aggrave-t-il aujourd’hui ?
Les cyberviolences ne sont pas un phénomène nouveau : elles existent depuis la création d’Internet, puis des réseaux sociaux et des services de messagerie privée. Elles s’inscrivent dans un continuum de violences, en reproduisant et en amplifiant en ligne des comportements que l’on observe hors ligne.
Ces violences se caractérisent par plusieurs aspects : elles peuvent survenir 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, leur diffusion est instantanée et mondiale, et les contenus illicites peuvent devenir viraux, c’est-à-dire se propager rapidement et de manière imprévisible.
Les cyberviolences sont également faciles d’accès : elles ne nécessitent ni compétences particulières ni moyens financiers importants. Aujourd’hui, elles s’intensifient sous l’effet de l’intelligence artificielle (IA), de l’absence de cadre juridique fort et du manque de responsabilisation des plateformes et des auteurs.
Près de la moitié des femmes et des filles n’ont pas de protection légale contre les violences en ligne. Que révèle ce chiffre sur l’état des droits des femmes dans l’environnement numérique ?
Selon les données de la Banque mondiale, moins de 40 % des pays disposent de lois protégeant les femmes contre le cyberharcèlement. Cela laisse 44 % des femmes et des filles dans le monde, soit 1,8 milliard de personnes, sans accès à une protection juridique.
Les cadres législatifs commencent toutefois à évoluer pour répondre aux défis liés aux transformations technologiques. Plusieurs instruments juridiques internationaux, européens ou nationaux existent, comme le Digital Services Act au sein de l’Union européenne. En France, par exemple, différentes lois protègent les femmes contre le cyberharcèlement et le partage de contenus à caractère sexuel sans consentement.
Cependant, dans la pratique, ces lois restent insuffisantes pour prévenir les violences numériques et protéger efficacement les victimes. Plusieurs facteurs expliquent cette lacune : l’absence de modération efficace sur certaines plateformes, le manque de collaboration avec les forces de police et les institutions judiciaires, et la faible prise en compte des conséquences réelles des cyberviolences. Les sanctions sont souvent insuffisantes, laissant les victimes isolées et les agresseurs dans l’impunité.
Les femmes en première ligne — journalistes, dirigeantes, élues, entrepreneures — sont de plus en plus visées par des campagnes de harcèlement, de désinformation ou de deepfakes. Quelles conséquences voyez-vous sur leur liberté d’expression et leur accès à la vie publique ?
Les femmes occupant des positions publiques sont de plus en plus ciblées par différentes formes de cyberviolences (cyberharcèlement, doxing, deepfakes…) qui constituent un moyen de restreindre leur participation à la vie publique. Les effets sont tangibles : menace pour leur sécurité personnelle, auto-censure, marginalisation dans l’espace médiatique et frein à leur carrière professionnelle.
Selon ONU Femmes, une journaliste sur quatre dans le monde a reçu des menaces de violence physique, y compris des menaces de mort. Ces violences numériques compromettent la liberté d’expression et l’accès à une information fiable, tout en affaiblissant la représentation politique et économique des femmes.
Ces phénomènes, utilisés comme une véritable stratégie par certains mouvements masculinistes, créent un environnement où la parole féminine est dissuadée, fragilisée et discréditée.
À vos yeux, quels sont les leviers prioritaires pour véritablement transformer la sécurité des femmes et des filles en ligne ?
Selon ONU Femmes, en 2025, 117 pays ont déclaré mener des actions contre les violences numériques, mais ces efforts restent fragmentés face à un défi transnational.
Aujourd’hui, une coopération mondiale renforcée est indispensable pour garantir que les plateformes numériques et les outils d’IA respectent des normes strictes de sécurité et d’éthique. Il est essentiel de soutenir les survivant·e·s de cyberviolences en finançant les organisations de défense des droits des femmes. Plus encore, il faut renforcer la responsabilisation des auteur·rice·s grâce à des lois plus sévères et à leur application rigoureuse.
Les entreprises technologiques doivent également s’engager davantage, en augmentant leurs investissements dans la modération afin de supprimer rapidement les contenus illicites. Elles devraient aussi recruter davantage de femmes et de personnes issues de minorités.
Enfin, il est crucial de doubler les efforts en matière de prévention, en investissant dans la formation de tous : jeunes, adultes, professionnels de santé, forces de l’ordre et acteur·rice·s de la justice.
Quelles sont les actions d’ONU Femmes contre les cyberviolences ?
ONU Femmes s’engage activement à lutter contre les cyberviolences faites aux femmes et aux filles en agissant sur plusieurs fronts : promotion de lois et politiques adaptées, collecte et analyse de données pour combler les lacunes existantes, adaptation des services de soutien aux survivantes, et mobilisation des hommes et des garçons pour déconstruire les stéréotypes et la discrimination de genre.
Un exemple concret est le programme ACT, financé par l’Union européenne, qui renforce la sécurité numérique et les capacités de plaidoyer des associations féministes ainsi que des défenseur·e·s des droits humains. Ce programme illustre l’approche globale d’ONU Femmes, combinant protection juridique, prévention et renforcement des acteurs locaux.
