Kenya : l’épidémie silencieuse des féminicides

AccueilNewsKenya : l’épidémie silencieuse des féminicides

Mathéa Mierdl

#5000VOICES
06123456789

Le Kenya traverse une crise meurtrière qui frappe particulièrement les femmes. En un an, le nombre de féminicides a presque doublé. Il est passé à 170 cas en 2024 contre 95 en 2023. Cette flambée de violences sexistes ne cesse de croître, alors que la société civile tire la sonnette d’alarme et que les autorités peinent à réagir de manière efficace. Entre discours haineux sur les réseaux sociaux, inertie politique et mobilisations citoyennes, combien de femmes devront encore mourir avant qu’une véritable action ne soit entreprise ?

Une violence en hausse, nourrie par l’impunité

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2022, l’organisation Femicide Count Kenya recensait 58 féminicides. Deux ans plus tard, ce chiffre a presque triplé, atteignant près de 170 victimes pour les premiers mois de 2024. Les femmes tuées sont souvent jeunes, parfois étudiantes, piégées lors de rendez-vous amoureux, notamment organisés en ligne. Ces crimes sont le plus souvent commis par des conjoints, d’anciens partenaires ou de simples connaissances. Le cas de Rebecca Cheptegei illustre cette spirale infernale. Le 3 janvier 2024, elle est retrouvée morte dans un appartement de Nairobi, après avoir rencontré un homme. Quelques jours plus tard, une autre femme subit le même sort dans un scénario similaire. Les médias parlent de « meurtres en série », tandis que sur les réseaux sociaux, des images macabres circulent sans retenue. La violence se banalise, devient spectacle, et l’indignation peine à se transformer en action concrète.

Parfois, certains visages réveillent l’opinion publique. En octobre 2021, l’assassinat d’Agnès Tirop, étoile montante de l’athlétisme kényan, provoque un électrochoc. Poignardée à son domicile, son mari est accusé du meurtre. L’émotion est immense, mais les réformes annoncées dans la foulée sombrent rapidement dans l’oubli. Plus récemment, la mort d’Edwin Chiloba, militant LGBTQ+, relance le débat sur les violences systémiques. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un féminicide au sens strict, son assassinat souligne la vulnérabilité des personnes perçues comme marginales. Dans ce climat de haine, les femmes restent les premières victimes d’un système fondé sur la domination et le silence.

Une réponse étatique absente malgré une société civile alarmée

Malgré l’ampleur du phénomène, le mot « féminicide » n’existe pas dans le Code pénal kényan. Les meurtres de femmes sont traités comme de simples homicides, sans reconnaissance de leur dimension sexiste. Aucune institution ne publie de données officielles régulières, et les responsables politiques brillent par leur silence. Certains banalisent les drames, les réduisant à des « disputes conjugales », tandis que d’autres tiennent des propos sexistes en public. Dans ces conditions, l’impunité se renforce, et les rares mesures mises en place sont fragmentées, sans vision d’ensemble ni réelle volonté de changement. Dans ce vide institutionnel, la société civile tente de combler l’inaction de l’État. Des organisations comme Femicide Count Kenya, Usikimye ou KELIN recensent les cas, soutiennent les familles des victimes et interpellent les pouvoirs publics. Elles réclament la reconnaissance légale du féminicide, la création de structures d’accueil pour les femmes menacées et une refonte du système judiciaire.

En janvier 2024, une vague de manifestations déferle dans les grandes villes du pays. À Nairobi, Kisumu ou Mombasa, des milliers de femmes brandissent les portraits de victimes et scandent leurs noms, exigeant que cessent ces violences. Cette mobilisation, massive et émotive, montre que la société kényane refuse désormais de détourner le regard. Mais malgré cette résistance, la mobilisation citoyenne ne peut à elle seule enrayer une mécanique aussi enracinée. Tant que l’État n’agira pas avec la fermeté et les moyens nécessaires, les féminicides continueront de se multiplier dans l’indifférence. Les organisations et les militantes poursuivent leur combat, déterminées à briser le silence, à sauver des vies et à forcer un pays entier à ouvrir les yeux. Car au Kenya, ce sont les femmes qui paient le prix du déni.

Découvrez aussi